Que deviennent nos océans quand ils avalent trop de CO2 ?

À force d’absorber les CO2 que nous rejetons, nos océans s’acidifient dangereusement. Cette transformation chimique invisible affaiblit les écosystèmes marins et vient de franchir une nouvelle limite critique, selon une étude internationale. Décryptage et pistes de solutions.

L’acidification des océans progresse dangereusement. Elle affaiblit les écosystèmes marins.
L’acidification des océans progresse dangereusement. Elle affaiblit les écosystèmes marins.

L’océan absorbe environ 30 % du dioxyde de carbone (CO2) que nous rejetons dans l’atmosphère. Ce rôle de « bouclier » contre le réchauffement a longtemps été salué. Cependant, en emmagasinant trop de CO2, l’eau de mer devient de plus en plus acide. Cette acidification des océans est un phénomène discret mais profond qui modifie considérablement la chimie marine.

Lorsque le CO2 se dissout dans l’eau, il forme l’acide carbonique qui abaisse le pH de l’océan et réduit la quantité de carbonate, un élément essentiel à la formation des coquilles et squelettes calcaires. Pour les organismes comme les coraux, les moules, les huîtres ou certains planctons, cette baisse revient à manquer de ciment pour construire leurs maisons. Et plus l’océan devient acide, plus ces structures se dissolvent facilement.

Une autre limite dépassée !

Les scientifiques du monde entier utilisent le concept des limites planétaires pour évaluer si notre planète reste dans des conditions favorables à la vie. Parmi ces neuf frontières, celle de l’acidification des océans a été officiellement franchie en 2020, selon une étude publiée en 2025 dans la revue Global Change Biology.

Beaucoup pensent que la situation n’est pas si grave, explique Nina Bednaršek, co-autrice de l’étude et chercheuse principale à l’Université d’État de l’Oregon.

Ce constat repose sur un indicateur chimique appelé saturation en aragonite, qui mesure la capacité de l’eau à soutenir la calcification. Une réduction de 20 % de ce niveau par rapport à l’ère préindustrielle (avant 1850) marque une zone de danger. Or, plus de 40 % de la surface océanique mondiale a déjà franchi ce seuil. Et ce n’est pas tout : 60 % des couches d’eau comprises entre 50 et 200 mètres de profondeur sont également concernées.

Limite planétaire de l’acidification des océans. (a) Comparaison du niveau actuel de saturation en aragonite (un indicateur de l’acidification) avec les niveaux préindustriels, pour l’ensemble des océans et sept grandes régions. La limite critique est fixée à une baisse de 20 %. Si cette limite est franchie, cela signifie un risque important pour les écosystèmes marins. (b) État de l’acidification régionale en 2020. Les barres grises montrent les marges d’incertitude, et les couleurs indiquent si la limite des 20 % a été dépassée (en rouge) ou non (en vert). (c) Carte mondiale illustrant la baisse de la saturation en aragonite entre 1750 et 2020. La ligne noire délimite les zones où cette baisse atteint ou dépasse 20 %.
Limite planétaire de l’acidification des océans. (a) Comparaison du niveau actuel de saturation en aragonite (un indicateur de l’acidification) avec les niveaux préindustriels, pour l’ensemble des océans et sept grandes régions. La limite critique est fixée à une baisse de 20 %. Si cette limite est franchie, cela signifie un risque important pour les écosystèmes marins. (b) État de l’acidification régionale en 2020. Les barres grises montrent les marges d’incertitude, et les couleurs indiquent si la limite des 20 % a été dépassée (en rouge) ou non (en vert). (c) Carte mondiale illustrant la baisse de la saturation en aragonite entre 1750 et 2020. La ligne noire délimite les zones où cette baisse atteint ou dépasse 20 %.

Les chercheurs ont montré que cette bascule a commencé dès les années 2000, bien plus tôt qu’on ne le pensait. Cela signifie que nous vivons déjà dans un océan modifié, dont la chimie ne ressemble plus à celle que les organismes marins ont connu depuis des millénaires.

Comment les scientifiques sont arrivés à cette conclusion ?

Pour mesurer ce franchissement, les chercheurs ont comparé les conditions actuelles des océans avec celles d’avant l’ère industrielle. Ils ont utilisé des données issues de carottes de glace pour reconstituer les niveaux de CO2 atmosphérique de 1750 à 1850, ce qui leur a permis d’estimer un niveau de référence pour la saturation en aragonite, situé entre 3,44 et 3,57. Ils ont ensuite calculé les variations en utilisant des modèles climatiques internationaux (CMIP6), croisés avec des données d’observation recueillies en mer.

Ils ont aussi pris en compte les incertitudes liées aux mesures, en intégrant une marge d’erreur de ± 0,18 dans leurs calculs. Cette méthode rigoureuse a permis non seulement d’identifier le dépassement du seuil global, mais aussi de mesurer les effets région par région et à différentes profondeurs.

Enfin, les chercheurs ont croisé ces données chimiques avec les besoins biologiques réels des espèces. Pour cela, ils ont utilisé des seuils établis par des expériences scientifiques : par exemple, on sait que les coraux tropicaux ont besoin d’un niveau de saturation supérieur à 3,5 pour croître normalement.

Or, ce niveau est déjà dépassé dans les trois grandes régions où les récifs sont les plus abondants : le Pacifique, l’Atlantique et l’océan Indien.

Les impacts sont déjà visibles !

Les conséquences de cette acidification sont loin d’être théoriques. Selon l’étude, 43 % des habitats adaptés aux coraux tropicaux ont disparu. Pour les ptéropodes polaires, de petits mollusques qui jouent un rôle crucial dans la chaîne alimentaire, la perte atteint 61 %. Et les bivalves côtiers, comme les huîtres et les moules, ont vu 13 % de leurs zones favorables se détériorer.

Ces chiffres sont alarmants, car ils touchent à la fois la biodiversité, les ressources alimentaires et les moyens de subsistance de millions de personnes, en particulier dans les régions côtières et insulaires.

Une nouvelle seuil de sécurité s'impose

Les auteurs de l’étude estiment que la limite actuelle des 20 % de réduction n’est plus suffisante. Ils proposent un seuil plus prudent, à 10 % de réduction de l’aragonite par rapport à l’époque préindustrielle. Mais même cette nouvelle limite, plus protectrice, a déjà été dépassée dès l’an 2000 pour l'ensemble des couches supérieures de l’océan, généralement jusqu’à environ 200 mètres de profondeur.

Cette révision est essentielle si l’on veut tenir compte des effets biologiques déjà observés. Car au-delà des moyennes globales, ce sont les écosystèmes locaux, les espèces sensibles et les services rendus par l’océan à l’humanité qui sont en jeu.

Que pouvons-nous faire ?

La bonne nouvelle, c’est que tout n’est pas figé. Contrairement à certains changements irréversibles, l’acidification des océans peut encore être ralentie, voire stabilisée, à condition de réduire rapidement et fortement nos émissions de CO2. Les scientifiques montrent que seul un scénario ambitieux de transition, appelé SSP1-2.6, permettrait de limiter les dégâts.

SSP = scénario socioéconomique partagé. Note : les nombres associés à chaque SSP (1.9, 2.6, 4.5, 7.0 et 8.5) correspondent aux forçages radiatifs induits à l'horizon 2100 par rapport à l'ère préindustrielle, exprimés en W/m2. Source : Giec, 1er groupe de travail, 2021
SSP = scénario socioéconomique partagé. Note : les nombres associés à chaque SSP (1.9, 2.6, 4.5, 7.0 et 8.5) correspondent aux forçages radiatifs induits à l'horizon 2100 par rapport à l'ère préindustrielle, exprimés en W/m2. Source : Giec, 1er groupe de travail, 2021

En revanche, si nous restons sur nos trajectoires actuelles (comme les scénarios SSP3-7.0 ou SSP5-8.5), 100 % de la surface océanique franchira le seuil critique d’ici 2100, et près de 95 % subira une baisse de plus de 40 % de la saturation en aragonite.

Référence de l'article

Findlay, H. S., Feely, R. A., Jiang, L.-Q., Pelletier, G., & Bednaršek, N. (2025). Ocean acidification : Another planetary boundary crossed. Global Change Biology. https://doi.org/10.1111/gcb.70238